13150 TARASCON - FRANCE

INTERVIEW

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  • INTERVIEW by Pierre Jaccaud
    (Metteur en scène, scénographe, directeur artistique)
    Saignon, 8 août 2014

    Dans les scènes que tu dessines, quelle est la nécessité qui te fait choisir un sujet plutôt qu'un autre?
    Ce choix est venu, je dirais presque, par la fatalité.
    Avant mes sujets étaient plus variés (nu, peinture en extérieur, scènes imaginaires...) J'ai fait des expos, cela marchait pas mal et j'ai dû véritablement aménager l'appartement en atelier. Et j'ai commencé à peindre ce que j'avais autour de moi. Et c'était une contrainte. Pour moi c'était un comble de me dire artiste et de ne pas avoir de véritable atelier. De devoir travailler dans mon appartement. Et petit à petit, au fil des années, je me suis dit: je ne peux peindre que ça! Que ce qui est autour de moi.

    Revenons au début où tu peins des personnes. Pourquoi ce choix? Quand on dit «peindre des personnes» c'est quoi? Des portraits? Qu'est-ce que tu cherches dans le fait de ne pas faire une photo et de peindre, de dessiner une personne?
    Ce qui m'intéresse c'est d'avoir une personne en face de moi. Que ce soit un ami, ou parfois un modèle professionnel, mais le plus souvent quelqu'un que je connais bien. Je le regarde assis dans un fauteuil et d'un coup pour moi c'est évident. C'est-à-dire le rapport de la peau, avec la chemise, le fauteuil, le carrelage et ça se met en place comme ça. Pour moi il n'y a pas de sentiments. Si je peins mon compagnon, si je te peins toi, Pierre, ou si je peins quelqu'un que je viens de croiser une heure avant, il y aura la même intensité. Je ne cherche pas une psychologie. Mais par contre ce qui m'intéresse c'est la matière...
    Et si je disais que tout est nature morte pour toi...
    Un peu, oui.

    On va partir un peu dans l'histoire de l'Art, parce qu'on ne vient pas de nulle part. Tu ne viens pas de nulle part. Je pense beaucoup à Cézanne quand tu parles. Je pense à ce travail dans l'atelier. Même la montagne St Victoire est en quelque sorte une forme de nature morte. Et avec une présence cranienne qui est la Vanité. Donc chez toi il n'y a pas de Vanité, apparemment c'est plus vivant, mais quand même il y a la question de la disparition. Est-ce qu'il y a une nécessité de peindre pour saisir un instant qui n'existera plus?
    Il y a un peu l'idée de l'instant, mais ce qui me touche vraiment c'est la fragilité. Aussi bien la fragilité de la personne (ce corps que je vois, comment sera-t'il dans 1 mois?) que celle de l'objet, de l'animal, de la plante verte! Plus que l'instant. Parce que finalement le moment de la pose, c'est un grand moment de concentration. Je peux parler avec le modèle mais ce n'est pas vraiment un moment d'échange. Le modèle est là, il est somnolent parfois, il pense à autre chose, il a sa vie intérieure. Et moi je regarde, j'essaye de retranscrire. Ce n'est pas l'idée d'un moment agréable que je vais fixer.

    Dans l'espace dans lequel tu travailles un certain temps se déroule: çà c'est une nécessité pour toi. Cet espace-temps est extérieur à toi, mais tu le captes et tu en témoignes sur deux dimensions. Pourquoi cette nécessité?
    Je me dis que demain tout peut s'arrêter, aussi bien pour moi que pour tout. Et cela m'interpelle! Je me dis que le moment où je suis en train de peindre, de regarder c'est du temps de pris. Cette nécessité est très égoïste. Je suis là et pour moi ma vie c'est ça! Quelque part elle n'a pas d'autre intérêt que ça.
    Ce «que ça»...

    Et si je te dis le mot «beauté». Qu'est-ce que ça évoque pour toi? Tu as employé les mots «fragilité», «nécessité». Et beauté?
    Ce n'est pas l'objectif. Je préfère qu'on me dise qu'on est touché par mon travail, plutôt que «c'est beau!». La beauté ça évoque un peu la belle image.
    Mais le résultat c'est quand même de belles images. Il ne faut pas non plus ne pas vouloir les voir. Ce n'est pas négatif de dire ça... Non, mais ce n'est pas une finalité.

    Il y a l'idée des motifs. Tu es sensible aux tissus?
    Oui les tissus mais ça peut aussi bien être un carrelage. Evidemment les tissus c'est formidables. Je peux en trouver qui ont un siècle, toute une histoire. Ca les rend encore plus intéressants. Mais c'est surtout une infinité de motifs que je peux avoir facilement.

    On va aller un peu plus loin que çela. Sur la question de la perception. Tout ce que tu perçois, que ce soit personnages, objets, motifs devient matière à la picturalité...
    Oui. Mais en fait ce qui m'intéresse beaucoup c'est le vide qu'il y a entre les choses. C'est comment je vais faire tenir tout cela ensemble avec des endroits qui vont presque être étouffants et qu'il y ait quand même une circulation. Donc c'est là que l'art asiatique m'a influencée. Comment passer de quelque chose de très chargé, de très fourni, au vide. En dessinant le motif je dessine aussi l'air, l'espace qui circule...
    Alors il y a des filiations. Je pense à Van Gogh qui a été sur ton territoire et qui a été très influencé lui aussi par le Japon. Comment tu parlerais de l'art japonais? Comment est-ce qu'il t'a nourri?
    J'ai toujours été fascinée par les estampes japonaises, cette non-perspective. Ce côté plat. Mais ça m'échappait un peu. Et puis je suis allée au Japon. Et là tu réalises que toute leur société est construite sur cette notion du plein et du vide. Ça m'a donné des pistes pour voir différemment cet art japonais que je trouvais beau mais qui était étranger à moi.
    La peinture n'est pas seule. Elle est aussi avec la parole, elle est dans les échanges... Comment tu as inscrit ton propre corps de peintre dans l'espace japonais? Et est-ce qu'il y a eu réellement une différence entre l'avant voyage au Japon et le retour?
    Oui je suis sûre qu'il y a eu une différence. J'étais perdue, cette société est tellement différente de la nôtre, il y a des codes qu'on n'a pas. Prendre un bain c'est compliqué au Japon, manger ça peut être compliqué. Tout le quotidien est étonnant, extraordinaire. J'ouvrais grand les yeux sur tout, partout. A mon retour j'ai réalisé qu'il fallait que je m'intéresse vraiment à ce qui est autour de moi.
    C'est un peu comme si tu rentrais dans la peinture idéale?
    Pour moi c'est plus fort qu'un rapport à la peinture, ça a été un rapport au monde différent.
    C'est un monde qui te convient?
    Oui qui me convient mais qui parfois m'agresse aussi. Surtout qui était tous les jours une nouveauté, une expérience. Et quand je suis revenue je me suis dit pourquoi tu n'aborderais pas ton quotidien avec cette curiosité?

    Je pense aux scènes d'intérieur. Est-ce que tu ne tentes pas de réorganiser le monde?
    Oui. Parce que je me dis en réorganisant et en retranscrivant MON monde, de façon un peu prétentieuse, pour moi je refais LE monde. C'est joli ça. C'est sincère, c'est vrai...
    Quand je suis revenue du Japon j'ai fait une série de peintures sur ce pays. Là-bas j'avais réalisé de petites notations colorées. Puis ici je les ai incluses sur des papiers plus grands et j'ai fait une continuation plus abstraite de ce travail. Mais finalement ça tenait surtout du souvenir. Et j'ai fait ça quelques mois. Puis voilà. Après ça n'avait plus vraiment de sens. Je me suis dit je ne peux pas parler du Japon. Ou même des paysages. Je n'avais rien à en dire...

    Dans la filiation picturale, dans l'histoire de la peinture, depuis des centaines d'années -on va dire jusqu'à la grotte Chauvet- on voit bien cette nécessité de l'homme de représenter, de schématiser, de réorganiser, de s'approprier le monde à sa façon. Je pensais à Morandi qui a beaucoup peint la répétition, la modification. Est-ce que tu es dans la répétition et la modification par exemple?
    Oui, à force de faire toujours les mêmes choses qui m'entourent le sujet n'a plus d'importance. Et donc je ne pense qu'à la composition, à la couleur. Le sujet n'est plus rien. C'est pour çà que je te dis qu'il n'y a pas de sentiment. Et souvent les gens pensent que mes personnages sont froids, distants...Je dirais que je me moque bien de ce que pense le modèle.

    C'est mon rôle de tisser des références. Je pense à Hockney. Tu as une forme de filiation avec lui. Mais chez Hockney il y a un vrai travail de portrait...Qu'est-ce qui te différencie?
    Ce que je trouve passionnant, encourageant, motivant avec lui c'est de voir que sa carrière c'est le plaisir de la peinture. Tous les jours il prend ses pinceaux. Et il arrive à se renouveler finalement sans cesse, tout en disant toujours un peu la même chose. Il y a des artistes qui m'intéressent mais ce n'est pas forcément leur propos...
    C'est le résultat?
    Oui. Ce que je vois. Et moins pourquoi ils l'ont fait, ce qui les a motivé...

    On va aller sur quelque chose de très précis, que je vais intituler «Le trait et la tâche». Tu es très attachée au trait. Comment tu pourrais parler de ton trait? De la quête du trait? La façon dont tu poses les crayons? Cette jouissance du bien faire aussi...D'une application. Comment tu peux parler de tout ça?
    Pour moi le début c'est le dessin. Depuis toujours. Tout le temps. Un crayon, un papier, un carnet...Un jour, il y a assez longtemps, j'ai trouvé que ma peinture était trop dessinée. Le dessin était trop primordial. Il était trop juste. C'était presque un peu facile. Et que j'étais moins tournée vers la couleur. Finalement je me suis dit «arrête le dessin». J'ai quand même gardé le papier, parce que le papier pour moi c'est évident.
    Parle moi du papier...
    Le papier c'est ce que j'ai sous la main. Je peux aller n'importe où, j'aurais toujours un bout de papier.
    Mais je pense que c'est plus que ça moi. L'importance de la surface du papier. Tu ne travailles pas sur n'importe quel papier?
    C'est beaucoup sa couleur. Ou la préparation d'un fond lorsque j'utilise (et c'est souvent le cas maintenant) un papier blanc. Il y a un rapport à sa surface. A sa sensualité. Mais je m'oblige à aller aussi vers la toile. Où il y a tout de suite une profondeur, pratiquement un volume que tu n'as pas avec un papier.

    Je pense que tu es vraiment arlésienne. Pourquoi je pense ça? La mythologie, mais pas seulement. Tu es d'un territoire. Les tissus, les imprimés ont été très importants dans cette région. Les indiennes, leurs motifs ce n'est pas rien. Tu as une sensibilité à tout cela. Du coup j'aurais aimé que tu nous dises ce qui se passe quand tu travailles avec le papier, avec les crayons, les couleurs...
    Mais là où c'est un peu difficile pour moi c'est que le dessin j'ai voulu le mettre de côté. J'ai acheté des tas de petits pinceaux. Et finalement, ce trait qui m'intéresse (ce n'est pas le crayon) pourquoi ne pas le traduire tout de suite en couleur? Je faisais poser des gens et au lieu de dessiner je prenais mes pinceaux et je mettais en place directement. Et là où je retrouve le tissu, c'est que du coup j'étais presque dans la broderie. Je dessine mais avec le pinceau ce n'est plus vraiment un trait. Ça va tout de suite être des petites surfaces. Evidemment cela a changé pas mal de chose dans mon travail. Parce qu'en dessinant directement avec la peinture sur papier -et voilà aussi ce qui m'intéresse avec ce support- si il y a repenti il va se voir. Et le laisser apparaître ça aussi c'est passionnant. Souvent quand je dessine une personne ou un objet il y a des erreurs que je ne peux pas gommer. J'ai trouvé que ça apportait à ma peinture une sorte d'instabilité; parfois les choses sont un peu mal fichues. Le travail c'est d'abord le modèle qui vient. Et une fois que les séances sont finies je fais la composition autour. La représentation du personnage peut avoir des défauts et je vais me demander «comment rattraper ça? Le rendre intéressant?». Il faut que l'image -parce que finalement on est dans cette idée d'image- tienne debout, qu'elle fonctionne. Et là çà devient un jeu. Je réfléchis et je construis autour de ça. Du coup les perspectives peuvent être faussées. Je peux rattraper une main mal réalisée parce qu'à côté je vais mettre un objet très détaillé, très abouti. Et du coup la main va se faire oublier. Et de faible elle va devenir intéressante parce qu'elle est en opposition avec une zone qui va être très travaillée, très picturale.

    Est-ce que pour toi le monde est réel?
    Peut-être le moment où il est le plus réel, c'est le moment où je travaille sur mon monde. Après c'est simplement la vie...
    Et du plus loin où remontent tes souvenirs dans ton enfance, est-ce que tu penses que l'adulte a trahi la petite fille?
    Non au contraire puisque à 18 ans je pensais me servir de ces qualités de dessin pour un vrai travail dans la publicité, l'illustration...La peinture ce n'était pas un métier, ce n'était pas concevable. Puis j'ai commencé à exposer mon travail et petit à petit à l'envisager comme une vie. Je partais pour me trahir et finalement je suis revenue à ça, à cet amour de la représentation.

    J'ai bien aimé quand tu as dit «je travaille comme de la broderie». L'application du bien faire aussi. Parce que c'est beaucoup de valeurs dans une époque. On est dans quelque chose de très compliquée en ce moment, depuis des années, dans l'histoire de l'art. Avec l'art. Entre les critiques. Ce qui a été fait, ce qui n'est plus fait. Ce qui est refait. On voudrait les concepts, on voudrait que les artistes soient des philosophes. Tu traverses tout ça. Mais toutes ces tempêtes te sont un peu extérieures non? Ce qui ne veut pas dire que tu ne t'y intéresses pas bien sûr.
    Quand j'ai commencé à la fin des années 80-90 il y avait si on peut dire un rejet de la peinture. Mais je me suis toujours intéressée à ce qui se faisait en visitant des expositions, en lisant, et plus tard en allant sur internet. Dans tous les domaines des arts plastiques. Et après en avançant j'ai fait des rencontres. J'ai vu un artiste comme Lucian Freud qui pouvait être reconnu tout en faisant une peinture très figurative, du nu, etc. Ou Bacon. Hockney. J'étais sûre que pour moi c'était la peinture: je ne me voyais pas partir vers la vidéo ou des installations. Je ne me voyais pas m'exprimer ainsi. Avec ces artistes j'ai su que je pouvais faire un travail dit «contemporain» tout en restant un peintre figuratif.
    Tu n'as jamais douté?
    Si. Mais pourquoi me serai-je forcée à aller vers quelque chose qui n'est pas moi?

    Tu travailles presque tous les jours, tu as les mêmes outils, tu as une grammaire. Est-ce que tu sens que tu as construit une forme de repère, d'atelier intérieur? Comment pourrais-tu parler de ce qui organise ta perception et qui fait que ton corps même transcrit ce que tu perçois?
    Si j'intellectualise le geste il me semble que ça pourrait casser quelque chose...La peinture relève de l'instinct.
    Ce quelque chose c'est quoi? Sensible? C'est un plaisir? Un bonheur?
    Tu sais il y en a plein qui l'ont dit : le crayon, le pinceau c'est la continuation de mon corps. C'est une certitude.

    [...] Dans ce jeu de vérité il y a pour moi une grande valeur qui se dégage, à la fois de ton travail et de la façon d'en parler. C'est la sincérité. Tu n'es pas à côté de ce que tu fais. Tu es vraiment dans ce que tu fais. C'est une grande qualité. Après on aime, on n'aime pas. On acquiesce, on se tient à distance, ... [...]
    Est-ce qu'on peut parler un peu de mystère dans ton travail? Moi ce que je ressens beaucoup c'est une espèce de folie originelle du détail. Ce sont des poèmes même. C'est pour ça que je t'ai parlé de beauté. De bien faire. De bel ouvrage...
    Ce qui me touche dans l'art des autres, c'est quand tu regardes une oeuvre, ça peut être aussi un film, un livre, et d'un coup tu la revois, tu la relis et tu vas noter quelque chose que tu n'avais pas perçue. Ce qui me fait plaisir c'est quand des gens ont un tableau de moi et me disent «ce détail je ne l'avais pas vu» ou «ça je peux le regarder pendant des heures». «Ce tableau je rentre dedans et il me mène quelque part». Oui cette idée de mystère où tu peux te projeter et te raconter l'histoire que tu veux. Puisque pour moi il n'y a pas d'histoire.
    Ce n'est pas une critique. Il n'y a pas de scénarisation?
    C'est plutôt une mise en scène. Mais qui ne raconte pas une histoire. Parce que ce qui m'intéresse c'est l'espace. Comment recréer un espace en 2 dimensions. Et si je pousse plus loin, c'est un monde.
    Pourquoi penses-tu qu'il y a toujours eu dans notre histoire cette nécessité de faire passer les 3 dimensions en 2 dimensions? De représenter, de cadrer, de choisir? De montrer ça et pas autre chose?
    Je pense qu'il y a l'idée de reflet; ça a à voir avec le miroir. Cette image c'est aussi un reflet de moi. Chaque artiste ne fait que parler de lui, te donne sa vision. Comme le reflet du miroir c'est une façon de se montrer sans se montrer.
    Tu parlais du mot «image» (imago-imaginer). En réalisant des images tu proposes une réorganisation du monde et tu proposes une sorte de support au regard, à la méditation. Ça interpelle. Ça calme aussi. Tu as des images plutôt apaisante. Tu ne pratiques pas une peinture discordante, dissonante. Si on parle de musique par exemple, si la peinture était musicale de qui tu te rapprocherais?
    Pendant des années je ne pouvais écouter que de la musique Baroque. Je travaillais avec Monteverdi, Vivaldi, Pergolesi, Purcell...Ça c'est mon univers! Je ne me rapproche pas par exemple de la musique et de l'opéra du 19eme.
    Comment tu définis le Baroque alors?
    Tu dis qu'il n'y a pas de dissonance dans mon travail mais le fait qu'il y ait ces décalages qui sont légèrement perceptibles me rapproche de cette musique. C'est aussi cette idée d'interprétation. De variations. D'ornements.
    D'artifice aussi?
    Oui.
    [...]

    Si tu dois te projeter dans le futur, quel est réellement ce vers quoi tu veux aller, atteindre? Quelles sont tes perspectives? Pour une peinture sans perspective...
    Quand j'ai débuté le premier artiste vers lequel je suis allée c'est Cézanne. Mais on me rapproche souvent de Matisse, pour le côté ornemental et un peu plat.
    Pour moi pas du tout, le geste n'est pas le même. Chez lui il est très libre, brossé alors que chez toi il y a un geste maitrisé. Tu brodes. Toi c'est le côté construit de Cézanne.
    L'exposition Les Papesses de la Collection Lambert l'été dernier m'a beaucoup marquée. La nouveauté dans la façon dont j'aborde mon travail c'est de prendre de plus en plus conscience de cet aspect féminin: broderie, tissus...C'est ce que je dois creuser. J'ai toujours beaucoup aimé Louise Bourgeois, j'ai surtout beaucoup regardé ses dessins (plus que ses volumes). Kiki Smith et ses expérimentations d'une grande cohérence...Toutes ces femmes sont des artistes qui me parlent beaucoup. Il y a aussi une américaine, Alice Neel, qui a fait essentiellement des portraits très forts de son entourage, dont je me sens proche. Je réalise que j'ai des liens, des affinités avec des artistes femmes et qu'avant je rejetais presque un peu cela!
    Cela va avec la sensualité que je ressens depuis tout à l'heure. On essaye d'aborder ce fil là...
    Pour moi avant un des plus beaux compliments c'était «ton travail est fort», je me disais là tu touches à quelque chose. La peinture c'est quelque chose de fort, ça ne devait pas être féminin. Et maintenant je me dis que c'est presque aller à l'envers.
    C'est-à-dire tu assumes la fragilité, plus exactement la féminité...
    Oui c'est le regard d'une femme. Je me sens concernée par le féminisme. J'ai toujours eu la chance de connaître une facilité, une évidence de la condition des femmes. Mais je me dis que ça n'a pas toujours été le cas et en voyant l'actualité, je pense qu'on va revenir à quelque chose de plus difficile pour nous. […] Mon travail était plus tranché et j'ai de plus en plus envie d'aller vers la nuance et d'assumer ce statut de femme.

    Je reviens à ce que je t'ai posé avant à propos de ta grammaire, de ton style, des outils que tu utilises, du côté répétitif.
    Tout ça est très défini. C'est une forme de répertoire assez établi non?
    Mais je crois que je n'en ai pas vraiment conscience. Vue de l'extérieur il y a certainement un style; pour moi ma personnalité qui s'est affirmée.
    […]
    Je crois beaucoup à la répétition. Peindre c'est aussi méditer. Quand on est en train de peindre on n'est plus vraiment là.
    On s'abstrait.
    On n'est que dans la méditation.
    […] Comme axe important de ta présentation il me vient un mot: c'est la singularité. Je dirai qu'il faut accentuer la singularité. […]
    Avec cet hyper raffinement de zones très, très précises. Une forme de «folie». La folie du détail, la folie du raffinement.
    Oui c'est obsessionnel. Sur une grande toile je peux passer des heures sur un motif.
    Oui mais tu recherches ça. Une forme de fil d'Ariane. D'occupation du temps. D'occuper ton temps, de t'abstraire. Une forme d'abstraction.

    […] Parle-moi de ce retour au dessin...
    Ma première idée était de reprendre le dessin sur de grands formats. Avec juste un crayon, un graphite.
    Le dessin généralement c'est le début d'une peinture, avec l'idée de contour qui sera «rempli» par la couleur. Et la couleur, allant par-dessus, va quelque part effacer le dessin. Ce qui m'intéresse c'est d'inverser cela. Sur ce grand papier blanc je fais un fond coloré qui pour moi est déjà une peinture. (multiples couches, utilisation de pigments) Et je travaille ensuite le dessin par dessus. C'est le dessin(figuratif) qui va redéfinir la peinture(abstraite). Comme je brosse de façon très rapide, je laisse des manques dans ce fond coloré et le trait va jouer avec ce vide qui peut devenir une lumière sur une jambe par exemple sur le travail fini. Le spectateur se demandera ce qui est dessus? Ce qui est dessous? Est-ce que la peinture est retravaillée avec des ombres et des lumières qui semblent venir après? Non. Toutes ces nuances sont déjà sur mon fond coloré.,Ces ombres, ces lumières. Et c'est par le dessin que je rajoute dessus que je choisis de les faire vivre. Ou pas. Je pense qu'il y a là quelque chose à faire sur ce renversement d'ordre, de chronologie. Une sorte de basculement.

    […] Parle de la matière en tant que choix. De la question du fond, du trait, même de la répétition. Ça c'est une notion importante aussi de ce que l'on appelle le contemporain: l'usure.
    Oui. Je me dis qu'à force de répéter toujours le même objet il va en sortir quelque chose! Même si c'est presque un peu utopique.

    Si tu devais laisser une seule peinture, elle parlerait de quoi?
    Déjà ce serait un dessin, pas une peinture.
    Des gens voient mon travail et me disent vous êtes une super coloriste. Quelque part je me dis ce n'est pas ça. Moi, ce n'est pas la couleur.
    Là où j'ai l'impression d'avoir trouvé quelque chose avec ces grands dessins, c'est que la couleur y soit aussi. Soit sous forme de fond, soit avec quelques touches qui me font dire que, là, mon travail est achevé. Dans cette série que j'ai commencé il y a un an, il y en a un par exemple qui représente une grande plante verte avec derrière un homme esquissé. Là on est vraiment sur un dessin au trait sur fond blanc. Il n'y a aucune trace de peinture. Mais je me dis que celui là est comme une ponctuation dans la série. Pour moi le travail actuel le plus abouti c'est celui où j'intégre le dessin et la peinture. Comment faire pour que çà marche? J'appelle ça dessin, mais c'est aussi une peinture. Pour moi c'est un dessin un peu plus poussé qui va jusqu'à la couleur. Cela me semble intéressant. Et ce n'est pas quelque chose que j'ai vu. Il y a là quelque chose d'assez singulier. Plus que dans la peinture.

    […] Qu'est-ce que tu voudrais obtenir?
    Je ne suis pas intéressée par le but, c'est le trajet qui m'intéresse. En fait je pourrais ne jamais finir une toile, ce serait concevable. Ne jamais la finir et ne jamais la montrer. Même si je trouve passionnant de montrer son travail. Mais ce qui m'intéresse c'est la façon de faire quelque chose, d'y parvenir. C'est la route que je prends. Mais pour moi il n'y a pas de but.

    […]

    FIN